Née il y a soixante ans, la célèbre arme automatique ne s'est jamais aussi bien portée. Produite à 100 millions d'exemplaires, elle séduit toujours autant et sous toutes les latitudes. Histoire d'une carrière explosive.
ELLE A L’ÂGE DE LA RETRAITE mais se porte comme une fleur. Et on lui promet un avenir à la Jeanne Calment. Inoxydable. Avtomat Kalachnikova 1947, plus connue du public sous le nom de
kalachnikov (et des intimes sous celui d’AK-47), fait la une de l’actualité depuis soixante ans. En 2004, le magazine Playboy la plaçait dans le tiercé gagnant des « 50 produits qui ont changé le monde », juste derrière l’ordinateur Apple et la Sony Betamax. Plus qu’un fusil, c’est une icône, dont la silhouette profilée hante l’imaginaire collectif. Même le créateur Philippe Starck a succombé à son charme fatal. En 2005, il en a fait une lampe de chevet. Son explication : « Fonctionnelle, abordable, élégante. Un des plus grands succès du design industriel de notre génération. »
Il n’est pas seul à le penser. Depuis sa naissance, elle a été produite à 100 millions d’exemplaires et équipe officiellement plus de 50 armées de métier. Pas chère (moins de 50 dollars en Afrique), l’AK-47 est le joujou fétiche des guérillas du tiers-monde. Révolutionnaires,
indépendantistes, terroristes : du commandante Che Guevara à Oussama Ben Laden, tous s’en réclament. Sans parler des mafieux et gangsters multicartes, pour lesquels elle représente un
outil de travail. « C’est le produit russe le plus exporté, devant la vodka, le caviar et les écrivains suicidaires », s’extasie le trafiquant interprété par Nicolas Cage dans le film Lord of War.
Son inventeur, le général Mikhaïl Kalachnikov, n’aurait jamais conjecturé pareil succès. Tout commence en 1941, devant Moscou. Blessé au front, le sergent Mikhaïl Kalachnikov, âgé de 22 ans, est en convalescence à l’hôpital. Pour tromper l’ennui, il dessine des fusils. A l’origine de ses esquisses, un constat : la supériorité des armes allemandes dans les combats rapprochés du front de l’Est. En effet, les ingénieurs de la Wehrmacht avaient compris que la munition classique, conçue pour tirer efficacement à 800 mètres, était trop puissante pour des distances d’engagement généralement inférieures, à 400 mètres. Ils développèrent alors un modèle révolutionnaire, le Sturmgewehr 1944. N’en déplaise à Mikhaïl Kalachnikov (qui dément s’en être inspiré), c’est l’ancêtre de l’AK-47.
Constamment perfectionnée
Démobilisé en 1945, affecté à l’usine IZH d’Ijevsk, l’ingénieux vétéran imagine plusieurs prototypes expérimentaux. Jusqu’à sa fameuse étude de 1947, qui sera finalement retenue en 1949 par l’état-major russe afin d’équiper l’infanterie motorisée. Ce fusil d’assaut présente de multiples avantages : relativement léger, facile à entretenir, précis jusqu’à 300-400 mètres, deux positions de tir (au coup par coup et en rafales), chargeur de 30 cartouches de 7,62 mm. Capable de tirer 600 coups à la minute, l’AK-47 s’avère efficace même entre les mains de conscrits formés rapidement et sommairement, ce qui était le cas des soldats de l’armée Rouge. Le baptême du feu se fera au détriment des Hongrois en 1956 : la répression de Budapest fera 50 000 morts.
Dès lors, l’AK-47 sera massivement produit, sous de nombreuses versions et constamment perfectionné (changement de calibre dans les années 70 notamment, destiné à améliorer sa précision). En effet, renonçant à se protéger par un brevet ou à réclamer des droits de licence, les Soviétiques autorisent sa fabrication dans une quinzaine de pays, allant de la Chine populaire à la Yougoslavie, en passant par la Roumanie ou la Bulgarie. C’est au Vietnam, affrontement
emblématique de la guerre froide, qu’il conquiert néanmoins ses galons.
Parfaitement adapté au combat de jungle, le rustique AK-47 s’impose face au M16 américain, plus sophistiqué mais plus défaillant. A tel point que les GI préféraient partir en mission avec les
kalachnikovs récupérées sur le Viêt-cong qu’avec leur armement ultramoderne. Dans son livre AK-47, The Weapon That Changed the Face of War (l’arme qui a changé la face de la guerre * (éditions Wiley, en anglais), Larry Kahaner cite un extrait des Mémoires du colonel David
Hackworth, ancien du Vietnam : « Nous étions tombés sur une tranchée de Viêt-congs,
ensevelie sous la boue. J’en ai sorti une kalachnikov méconnaissable. Je l’ai armée et j’ai tiré les trente cartouches comme si elle venait d’être huilée. C’était le genre d’arme qu’il fallait à nos soldats. » Et c’est toujours vrai. Philippe, ancien des forces spéciales reconverti dans le privé en Irak pour le compte de sociétés anglo-saxonnes, confirme : « L’AK-47 ne s’enraye jamais. On
en trouve partout, la munition aussi. C’est facile à manipuler, à démonter et remonter. Même un gamin de 10 ans peut y arriver. »
Diffusée aussi par Washington
Exact. Les enfants-soldats du Liberia ou du Congo (où 60 % des armes légères sont de marque Kalachnikov) l’ont amplement démontré. Paradoxalement, si l’US Army a toujours refusé de se convertir au fusil honni, attribut de l’ennemi et porte-étendard de l’antiaméricanisme, Washington a largement contribué à sa mortelle diffusion. Y compris dans son pré carré. On se souvient des cargaisons de kalachnikovs que le lieutenant-colonel Oliver North affrétait vers les maquis « contras » du Nicaragua. Même chose pendant le conflit afghan : la CIA aurait fourni 400 000 AK-47 aux moudjahidins antisoviétiques. Lesquels sont désormais entre les mains des... talibans. Plus
récemment, ultime affront, l’armée irakienne, entraînée et financée par le Pentagone, a dédaigné le M16 au profit de la kalachnikov ! A tel point que même le général Kalachnikov, aujourd’hui bardé de médailles et croulant sous les lauriers, tire la sonnette d’alarme. A l’occasion de la conférence des Nations unies sur le commerce illicite des armes légères, à l’été 2006, il s’est ému : « Quand je regarde la télévision et que je vois des armes de la famille AK entre les mains de bandits, je
n’arrête pas de me demander : comment ces gens-là font-ils pour se les procurer ? » Le Dr Frankenstein dépassé par sa créature. Au même moment, le président vénézuélien Hugo Chavez signait un contrat avec Vladimir Poutine dans le but de se faire livrer 100 000 kalachnikovs. Et
envisageait d’ouvrir un site de production sur le territoire vénézuélien, ce qui constitue une première aux Amériques. La sémillante kalachnikov, cette Zsa Zsa Gabor des arsenaux, n’a donc pas terminé sa carrière de croqueuse d’hommes.
* éditions John Wiley & Sons (en anglais).